Fête de la Toussaint

Auteur: Marcel Braekers
Temps liturgique: Fêtes du Seigneur et Solemnités durant l'année
Année liturgique : A
Année: 2019-2020

Chers compagnons de route,

Tout est différent cette année, y compris la fête de la Toussaint. Allons-nous nous rendre sur la tombe de nos proches ou est-ce que la peur nous retient à l'intérieur ? Allons-nous saluer rituellement ceux qui sont partis sans saluer ou allume-t-on simplement une bougie avec une photo sur le placard ?

La Toussaint est une fête mélancolique liée à la mémoire de beaucoup de ceux qui nous ont précédé, liée à la nature qui se retire pleine de couleurs dans une tranquillité silencieuse. À cela s'ajoute l'impuissance et le sentiment d'impuissance que nous ressentons plus fort que jamais ces derniers temps.

"Les saints nous ont précédé, n'ont rien acquis ici, mais sont morts à la fin de leur travail d'étrangers", chantons-nous en ce jour. Non seulement les saints, mais tous ceux que nous aimions sont morts sans rien conserver. Peut-être aurions-nous voulu en tenir quelque chose nous-mêmes, un objet précieux ou une photographie, mais vous remarquez quand même que l'essentiel s'échappe. Que reste-t-il ? Une seconde mort les attend ?

Au XIIIe siècle, Marguerite Porete, une béguine du Hainaut, a écrit un beau livre "Le miroir des âmes simples et anéanties". Il est étrange qu'elle ait été condamnée à être brûlée sur le bûcher pour ce livre très personnel et très beau. Sur quels orteils douloureux avait-elle marché ou était-ce parce qu'une femme osait écrire de façon aussi radicale ? La seule chose qui nous reste dans cette vie, la seule chose qui compte, la seule chose qui reste toujours, c'est l'amour, écrit-elle. Et l'âme ou l'homme doit se sacrifier (s'anéantir), détruire son Ego, pour que cette union puisse se réaliser. Ce faisant, Porete n'avait pas à l'esprit l'amour de l'homme pour l'homme ou de l'homme pour une personne divine, mais la connexité comme une sorte de fusion de tout en tout. Contre le besoin de survivre, le désir d’autoréalisation, la lutte pour contrôler et dominer, elle a placé cette force vulnérable et insaisissable. Pour elle, c'était si fort que tout tombe à l'eau. Dieu, l'église, les amis, la nature, tout était pour elle inclus dans cette seule force qui a aussi submergé et relativisé son propre moi.

En cette fête de la Toussaint, je dois repenser à cette figure mystique. Contre notre meilleur jugement, contre le désespoir parce que nous ne sommes sur terre que pour une courte période, contre la tristesse à cause de ceux dont nous devons prendre congé, se dresse cette faible foi en l'amour. "Dieu est amour", a écrit Saint Jean, c'est sa seule identité, comme c'est le cas pour nous, si nous voulons vivre en lui. La Toussaint est la fête de cette union des vivants et des morts, de l'homme et de la nature, de Lui tout en tout.

Je crois que toutes les questions sur la vie, la mort et la résurrection n'ont de sens que si elles sont placées dans le contexte de cette foi. De même que nous surmontons l'agression, la solitude, la désolation en aimant dans notre vie quotidienne, de même nous transcendons la vie et la mort en nous aimant les uns les autres et en nous confiant à l'amour de Dieu.

Le premier récit de la Bible, l'histoire de la création, décrit comment deux arbres se tenaient dans le jardin d'Eden : l'arbre de la connaissance du bien et du mal, et l'arbre de vie. L'homme n'avait pas le droit de goûter le premier en toute impunité, car il lui serait alors permis de s'approprier sans retenue tout comme un dieu. L'interdiction voulait seulement souligner les frontières que nous devons respecter les uns envers les autres et envers le monde. Mais de ce deuxième arbre, l'homme avait le droit de manger, cela faisait partie de son destin, mais cet homme ne l'a pas fait. L'histoire mythique voulait alors déjà préciser que l'homme était destiné à vivre toujours et en toutes circonstances en union avec son Dieu et avec toute la création. Cette foi, cette conviction, a trouvé son achèvement à la fin de la Bible dans la mort et la résurrection de Jésus. Le fait que ce n'est qu'après une longue période de perte et de recherche que l'on a compris de quoi il s'agissait montre à quel point il était difficile de se rendre compte de ce qu'était le fondement profond de sa vie. Ce n'est que dans la contemplation fidèle de Sa vie que les disciples ont réalisé à quel point la puissance de l'amour de Dieu, qui a tenu ce Jésus au-dessus de la mort, peut pénétrer entièrement notre vie. Dieu, qu'il a appelé "Abba", est resté proche de Jésus et a ainsi montré ce qu'est l'amour indestructible. C'est sa réponse à la deuxième mort qui peut nous bouleverser.

Dans son dernier livre Derniers fragments d'un long voyage, l'écrivain suisse Christiane Singer a formulé ainsi le sentiment de cancer qui l'habite :

Quand il n'y a plus rien, il ne reste plus que l'amour. Tous les barrages se rompent. On se noie, on s'enfonce complètement. L'amour est l'essence de la création. C'est plus qu'un sentiment, plus qu'une connexion, car nous ne devons pas nous connecter : nous faisons partie de l'autre. C'est le mystère vertigineux : de l'autre côté du pire qui peut nous arriver, l'amour nous attend.

Avec quelle joie j'aimerais vivre avec vous dans ce monde. Mais je ne le vis pas comme un échec si une autre voie s'ouvre à moi. Tout est vie, que je vive ou que je meure. D'où je suis, où je serai, je suis et je serai avec vous.

Que cette idée et ce sentiment puissent nous toucher lors de cette belle fête.

 

Marcel Braekers o.p.